mardi 6 mai 2014

Joyce Carol Oates et l'écriture

Joyce Carol Oates. © Eamonn McCabe  / Lebrecht / Leemage


L'inspiration vient tous les jours, immanquablement ?  
Même quand c'est difficile, je m'y astreins. Je ne crois pas qu'il faille être dans un état particulier pour se mettre à sa table et écrire. Écrire est une expérience transcendantale, qui consiste à aller au-delà de tout ce qui encombre le mental. Donc peu importe l'humeur, de toute façon il faut la dépasser. J'ai remarqué que moins j'ai envie de m'y mettre plus je suis productive. C'est une discipline, un défi élevé, un sport de haut niveau. 

L'écrivain japonais Haruki Murakami pratique la course à pied pour, dit-il, se "débarrasser de sa toxicité mentale". Vous aussi ?  
Je ne cours plus. J'ai commencé à courir, à faire de la bicyclette et de la marche à pied dans les bois à l'âge de 10 ans, et j'ai continué jusqu'à très récemment. J'associe ces activités au plaisir de regarder autour de moi. J'aime courir et penser à mes livres en même temps. Cela secoue les pensées. C'est difficile à exprimer. La plupart du temps, le cerveau humain est dans une situation tellement statique... Il est finalement très peu actif. Dès que vous le confrontez à quelque chose à regarder, votre cerveau commence à devenir vivant. C'est l'un des plaisirs qu'il y a à être dehors. Que je regarde des peintures, des films, que je parle avec des gens, que je coure, c'est le côté vivant de l'expérience qui m'intéresse. 

L'écriture vous rend-elle plus vivante ?  
L'important, c'est de rendre le lecteur plus vivant. Le plaisir que l'écrivain a pris ne suffit pas. Prenez Mein Kampf. Son auteur a peut-être eu du plaisir à l'écrire, mais ce n'est pas un plaisir pour les autres. Ma propre expérience de l'écriture passe par la résolution de problèmes. Le cerveau humain est fait pour ça. Il jubile devant les puzzles, les énigmes. C'est un défi neurologique très excitant. Si vous êtes écrivain, vous résolvez des problèmes à chaque paragraphe, à chaque phrase, le livre est un jeu de construction que vous tentez d'organiser. Et le lecteur joue ensuite avec vous, en entrant dans votre mécanique. 

Certains livres vous ont-ils sauvée ?  
Enfant, j'ai eu un choc en lisant Alice aux pays des merveilles. Puis, vers 12 ans, j'ai découvert Henry David Thoreau, qui m'a beaucoup impressionnée, et Dostoïevski également. J'ai tenté de relire Les Frères Karamazov à la mort de mon mari, mais je ne pouvais pas me concentrer. Mon cerveau était trop ravagé, trop morcelé. Je ne parvenais à écrire que des choses très brèves. Mudwoman est le premier vrai roman que j'ai pu mener à bien après sa mort. D'où ces chapitres courts, pleins de trauma et d'anxiété. A la fin, quand l'héroïne part en conduisant sa voiture, j'ai choisi ce symbole pour montrer qu'elle prend sa vie en main, qu'elle continue d'avancer, après toutes les épreuves. 
En fait, c'est la poésie qui m'a sauvée. Surtout William Butler Yeats. Il a écrit un poème très impressionnant, peu connu, qui s'appelle : « To a friend whose work has come to nothing ». C'est un poème très puissant sur la solitude face à la vulgarité du monde. Je l'ai appris par cœur à 20 ans. J'en ai aimé la force. Bien que Yeats ne l'ait pas écrit pour une jeune femme, je me le suis tout de suite approprié. Apprendre des poèmes par cœur est primordial. Ils entrent au plus profond de votre conscience et nourrissent votre vie. 

Extraits des propos recueillis par Marine Landrot - Télérama n° 3345 - Février 2014 
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