mardi 19 mars 2013

Interview de John Irving




Comment êtes-vous devenu un écrivain ?
J'ai commencé à tenir des journaux, des cahiers, lorsque j'avais quatorze ans. Et en même temps j'ai commencé la lutte. De ce sport, j'ai tiré mes racines. A partir de ce moment, quatorze ans, j'ai écrit chaque jour. Lorsque j'ai commencé à lire les nouvelles et les romans du XIXe siècle, Thomas Hardy et Charles Dickens, je me suis dit : "Voilà. C'est ce que je souhaite faire de ma vie. Raconter des histoires semblables." La première nouvelle que j'ai écrite faisait 90 pages, et mon professeur à qui je l'ai montrée, m'a répliqué : "Ce n'est pas une nouvelle !" Je lui ai répondu que j'étais peut-être en chemin pour devenir romancier plutôt qu'auteur de nouvelles. 

D'où vient, précisément, ce goût pour les romans-fleuves ?
Cela doit avoir un rapport avec mon expérience en tant qu'enfant qui a grandi dans une petite ville. Quand on m'emmenait au théâtre, ce que j'adorais par-dessus tout était de connaître la fin de l'histoire avant de la voir se dérouler sous mes yeux. Ce que j'aimais, c'est que l'intrigue organise l'histoire. Je voyais cela au théâtre, car j'avais assisté à toutes les répétitions, mais aussi dans les romans que je lisais, ces romans du XIXe siècle anglais dont nous venons de parler. A l'époque, je n'étais sans doute pas assez mûr pour apprécier les autres aspects de l'écriture, le langage, les nuances, les subtilités, et je ne m'intéressais qu'à la compréhension de l'intrigue. Hamlet rentre à la maison, son père est mort, ouh là là ! Son père est un fantôme... Son père a quelque chose à dire... C'est à propos de sa mère et de son oncle... Ils ne vont pas bien... Il y a une histoire ! Voilà ce que je retenais d'une pièce de théâtre de Shakespeare. Quand j'ai commencé à écrire, il était donc tout naturel pour moi de débuter par la fin de l'histoire. La question que je me posais alors, en tant que romancier, était : "Que se passe-t-il à la fin de ce livre qui fait que cela vaille la peine de lire tout ce livre ?" Alors, les dernières phrases du roman étaient les premières que je cherchais. Une fois que je connaissais la fin de mon roman, que j'avais écrit les dernières phrases du livre, je faisais une sorte de carte routière en sens inverse. Ce fut une méthode, un procédé, pour mes quatre ou cinq premiers romans. Ça a commencé à évoluer lors de l'écriture de mon sixième roman, L'œuvre de Dieu, la part du Diable, lorsque j'ai entendu ce refrain : "Bonne nuit, princes du Maine, les rois de la Nouvelle-Angleterre..." C'était un écho, et c'était la première fois qu'une de mes fins était l'écho d'un dialogue. A partir de ce moment-là, je me suis dit : "Ecoute, c'est ta manière de voir les choses, c'est ta manière de faire les choses. Sois patient et trouve toujours la fin d'abord."

Qu'est-ce qu'un écrivain ? Quelqu'un qui vous divertit ou qui vous donne à penser ?
Les deux. La plupart de mes romans commencent avec la fausse promesse que ça va être amusant, excitant, divertissant. Je veux projeter mes lecteurs dans une action. Quelque chose s'est produit avant que vous, lecteurs, n'arriviez ; alors soyez attentifs... Dans Dernière nuit à Twisted River, un garçon est en train de disparaître sous l'eau lorsque débute le roman. Vous voyez : ça a commencé avant que vous n'ayez ouvert le livre. L'action est en cours et vous, lecteur, vous devez rattraper votre retard. Mais il y a là quelque chose de trompeur, car dès que je vous ai mis dans l'histoire, dès que je vous ai impliqué dans l'action, la première chose que je fais est de ralentir le rythme. Toute la difficulté réside dans le fait qu'il faut être le moins démonstratif possible. Pas question de commencer le roman par une scène où un personnage attrape le lecteur par le col et lui dit : "Eh, écoutez, vous devez être attentif !" Plus l'histoire est compliquée, plus l'intrigue est longue et sophistiquée, et ce qui est le cas dans presque tous mes romans, plus vous devez être divertissant si vous voulez emmener le lecteur vers le moment de l'histoire où il devra réfléchir. On ne peut pas faire réfléchir le lecteur si on ne l'a pas diverti pendant les 300 premières pages : il abandonne avant. Et il a raison. 

Vous avez longtemps pratiqué la lutte, puis êtes devenu coach de lutte... Aujourd'hui, vous pratiquez encore, en amateur, et vous avez même fait construire un dojo dans une des pièces de cette maison. Que vous apporte la lutte ?
J'ai toujours été reconnaissant de la discipline que le sport m'a donnée. Il y a, dans l'écriture, beaucoup de moments de répétition. Les gens ne s'en rendent pas toujours compte, mais être écrivain c'est passer une très grande partie de son temps à répéter les mêmes gestes : réécrire, barrer, corriger. Une grande part de l'attention que l'on porte au langage se traduit par la relecture de ce que l'on a écrit, encore, encore et encore. A chaque fois, vous modifiez quelque chose. Un mot. Une ponctuation. L'endurance que l'on a pour se relire, se corriger, réécrire, est pour moi un témoignage de l'amour que l'on porte au langage. Personne n'écrit parfaitement dès le premier jet. Ce n'est pas vrai. Même les surdoués doivent recommencer et recommencer encore. Je n'ai pas appris cela de ma pratique de l'écriture, ni même de mes lectures, mais du sport. Et, en particulier, de la lutte. La lutte vous apprend combien de fois vous devez répéter le même petit truc bête. Combien de fois vous devez répéter le même geste, la même prise, jusqu'à ce que cela paraisse naturel, jusqu'à ce que vous ayez une mémoire musculaire de telle ou telle position, jusqu'à ce que vous puissiez pratiquer telle ou telle prise les yeux fermés. C'est exactement la même chose pour l'écriture. Il faut travailler chaque phrase de la même façon. Quand avez-vous écrit pour la dernière fois "dit-il" ou "Dominic a dit" ou "il a dit" ? Combien de fois avez-vous répété la même phrase longue ou la même phrase courte ? Quand avez-vous déjà utilisé ces points virgules, ces tirets, ces parenthèses que vous venez de tracer sur la page ? Il faut penser à tout cela, exactement comme lorsque l'on pratique un sport de haut niveau, exactement comme lorsque l'on s'entraîne pour devenir lutteur. La lutte m'a fourni cette discipline. Elle agit constamment sur mon travail d'écrivain en me montrant à quel point cette discipline est nécessaire. 

Extrait d'une interview de John Irving,
par François Busnel, L'express,  21/01/2011

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