Comment êtes-vous
devenu un écrivain ?
J'ai commencé à tenir
des journaux, des cahiers, lorsque j'avais quatorze ans. Et en même
temps j'ai commencé la lutte. De ce sport, j'ai tiré mes racines. A
partir de ce moment, quatorze ans, j'ai écrit chaque jour. Lorsque
j'ai commencé à lire les nouvelles et les romans du XIXe
siècle, Thomas Hardy et Charles Dickens, je me suis dit : "Voilà.
C'est ce que je souhaite faire de ma vie. Raconter des histoires
semblables." La première nouvelle que j'ai écrite faisait 90
pages, et mon professeur à qui je l'ai montrée, m'a répliqué :
"Ce n'est pas une nouvelle !" Je lui ai répondu que
j'étais peut-être en chemin pour devenir romancier plutôt
qu'auteur de nouvelles.
D'où vient,
précisément, ce goût pour les romans-fleuves ?
Cela doit avoir un
rapport avec mon expérience en tant qu'enfant qui a grandi dans une
petite ville. Quand on m'emmenait au théâtre, ce que j'adorais
par-dessus tout était de connaître la fin de l'histoire avant de la
voir se dérouler sous mes yeux. Ce que j'aimais, c'est que
l'intrigue organise l'histoire. Je voyais cela au théâtre, car
j'avais assisté à toutes les répétitions, mais aussi dans les
romans que je lisais, ces romans du XIXe siècle anglais
dont nous venons de parler. A l'époque, je n'étais sans doute pas
assez mûr pour apprécier les autres aspects de l'écriture, le
langage, les nuances, les subtilités, et je ne m'intéressais qu'à
la compréhension de l'intrigue. Hamlet rentre à la maison, son père
est mort, ouh là là ! Son père est un fantôme... Son père a
quelque chose à dire... C'est à propos de sa mère et de son
oncle... Ils ne vont pas bien... Il y a une histoire ! Voilà ce que
je retenais d'une pièce de théâtre de Shakespeare. Quand j'ai
commencé à écrire, il était donc tout naturel pour moi de débuter
par la fin de l'histoire. La question que je me posais alors, en tant
que romancier, était : "Que se passe-t-il à la fin de ce livre
qui fait que cela vaille la peine de lire tout ce livre ?"
Alors, les dernières phrases du roman étaient les premières que je
cherchais. Une fois que je connaissais la fin de mon roman, que
j'avais écrit les dernières phrases du livre, je faisais une sorte
de carte routière en sens inverse. Ce fut une méthode, un procédé,
pour mes quatre ou cinq premiers romans. Ça a commencé à évoluer
lors de l'écriture de mon sixième roman, L'œuvre de Dieu,
la part du Diable, lorsque j'ai entendu ce refrain : "Bonne
nuit, princes du Maine, les rois de la Nouvelle-Angleterre..."
C'était un écho, et c'était la première fois qu'une de mes fins
était l'écho d'un dialogue. A partir de ce moment-là, je me suis
dit : "Ecoute, c'est ta manière de voir les choses, c'est ta
manière de faire les choses. Sois patient et trouve toujours la fin
d'abord."
Qu'est-ce qu'un
écrivain ? Quelqu'un qui vous divertit ou qui vous donne à penser ?
Les deux. La plupart de
mes romans commencent avec la fausse promesse que ça va être
amusant, excitant, divertissant. Je veux projeter mes lecteurs dans
une action. Quelque chose s'est produit avant que vous, lecteurs,
n'arriviez ; alors soyez attentifs... Dans Dernière nuit à
Twisted River, un garçon est en train de disparaître sous l'eau
lorsque débute le roman. Vous voyez : ça a commencé avant que vous
n'ayez ouvert le livre. L'action est en cours et vous, lecteur, vous
devez rattraper votre retard. Mais il y a là quelque chose de
trompeur, car dès que je vous ai mis dans l'histoire, dès que je
vous ai impliqué dans l'action, la première chose que je fais est
de ralentir le rythme. Toute la difficulté réside dans le fait
qu'il faut être le moins démonstratif possible. Pas question de
commencer le roman par une scène où un personnage attrape le
lecteur par le col et lui dit : "Eh, écoutez, vous devez être
attentif !" Plus l'histoire est compliquée, plus l'intrigue est
longue et sophistiquée, et ce qui est le cas dans presque tous mes
romans, plus vous devez être divertissant si vous voulez emmener le
lecteur vers le moment de l'histoire où il devra réfléchir. On ne
peut pas faire réfléchir le lecteur si on ne l'a pas diverti
pendant les 300 premières pages : il abandonne avant. Et il a
raison.
Vous avez longtemps
pratiqué la lutte, puis êtes devenu coach de lutte... Aujourd'hui,
vous pratiquez encore, en amateur, et vous avez même fait construire
un dojo dans une des pièces de cette maison. Que vous apporte la
lutte ?
J'ai toujours été
reconnaissant de la discipline que le sport m'a donnée. Il y a, dans
l'écriture, beaucoup de moments de répétition. Les gens ne s'en
rendent pas toujours compte, mais être écrivain c'est passer une
très grande partie de son temps à répéter les mêmes gestes :
réécrire, barrer, corriger. Une grande part de l'attention que l'on
porte au langage se traduit par la relecture de ce que l'on a écrit,
encore, encore et encore. A chaque fois, vous modifiez quelque chose.
Un mot. Une ponctuation. L'endurance que l'on a pour se relire, se
corriger, réécrire, est pour moi un témoignage de l'amour que l'on
porte au langage. Personne n'écrit parfaitement dès le premier jet.
Ce n'est pas vrai. Même les surdoués doivent recommencer et
recommencer encore. Je n'ai pas appris cela de ma pratique de
l'écriture, ni même de mes lectures, mais du sport. Et, en
particulier, de la lutte. La lutte vous apprend combien de fois vous
devez répéter le même petit truc bête. Combien de fois vous devez
répéter le même geste, la même prise, jusqu'à ce que cela
paraisse naturel, jusqu'à ce que vous ayez une mémoire musculaire
de telle ou telle position, jusqu'à ce que vous puissiez pratiquer
telle ou telle prise les yeux fermés. C'est exactement la même
chose pour l'écriture. Il faut travailler chaque phrase de la même
façon. Quand avez-vous écrit pour la dernière fois "dit-il"
ou "Dominic a dit" ou "il a dit" ? Combien de
fois avez-vous répété la même phrase longue ou la même phrase
courte ? Quand avez-vous déjà utilisé ces points virgules, ces
tirets, ces parenthèses que vous venez de tracer sur la page ? Il
faut penser à tout cela, exactement comme lorsque l'on pratique un
sport de haut niveau, exactement comme lorsque l'on s'entraîne pour
devenir lutteur. La lutte m'a fourni cette discipline. Elle agit
constamment sur mon travail d'écrivain en me montrant à quel point
cette discipline est nécessaire.
Extrait d'une interview
de John Irving,
par François
Busnel, L'express, 21/01/2011
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