"On dit communément que tous les hommes poursuivent le bonheur. Je dirais plutôt qu'ils le
désirent, et encore en paroles, d'après l’opinion d'autrui. Car
le bonheur n'est pas quelque chose que l'on poursuit, mais quelque
chose que l’on a. Hors de cette possession il n'est qu'un mot. Mais
il est ordinaire que l'on attache beaucoup de prix aux objets et trop
peu de prix à soi. Aussi l'un voudrait se réjouir de la richesse,
l'autre de la musique, l'autre des sciences. Mais c'est le commerçant
qui aime la richesse, et le musicien la musique, et le savant la
science. En acte, comme Aristote disait si bien. En sorte qu'il n'est
point de chose qui plaise, si on la reçoit, et qu'il n'en est
presque point qui ne plaise, si on la fait, même de donner et
recevoir des coups. Ainsi toutes les peines peuvent faire partie du
bonheur, si seulement on les cherche en vue d'une action réglée et
difficile, comme de dompter un cheval. Un jardin ne plaît pas, si on
ne l'a pas fait. Une femme ne plaît pas, si on ne l'a conquise. Même
le pouvoir ennuie celui qui l'a reçu sans peine. Le gymnaste a du
bonheur à sauter, et le coureur à courir ; le spectateur n'a que du
plaisir. Aussi les enfants ne manquent pas le vrai chemin lorsqu'ils
disent qu'ils veulent être coureurs ou gymnastes ; et aussitôt ils
s'y mettent, mais aussitôt ils se trompent, passant par dessus les
peines et s'imaginant qu'ils y sont arrivés. Les pères et les mères
sont soulevés un petit moment, et retombent assis. Cependant le
gymnaste est heureux de ce qu'il a fait et de ce qu'il va faire ; il
repasse dans ses bras et dans ses jambes, il l'essaie et ainsi le
sent. Ainsi l'usurier, ainsi le conquérant, ainsi l'amoureux. Chacun
fait son bonheur.
On dit souvent que le
bonheur plaît en imagination et de loin, et qu'il s'évanouit
lorsqu'on veut le prendre. Cela est ambigu. Car le bon coureur es
heureux en imagination si l'on veut, dans le moment qu'il se repose ;
mais l'imagination travaille alors dans le corps qui est son domaine
propre ; le coureur sait bien ce que c'est qu'une couronne, et qu'il
est beau et bon de la gagner, non de l'avoir. Et c'est un des effets
de l'action de remettre ainsi tout en ordre. Seulement on peut se
promettre du bonheur aussi par cette imagination en paroles qui est à
la portée de chacun. L'autre imagination se dépense alors en
attente et inquiétude ; et la première expérience ne donne rien
que de la peine. C'est ainsi que celui qui ne sait pas jouer aux
cartes se demande quel plaisir on peut bien y trouver. Il faut donner
avant de recevoir, et tourner toujours l'espérance vers soi, non
vers les choses ; et le bonheur est bien récompense, mais à celui
qui l'a mérité sans le chercher. Ainsi, c'est par vouloir que nous
avons nos joies, mais non par vouloir nos joies."
Alain, Éléments de
philosophie, Livre V, Chapitre 1.
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